ENTRETIEN AVEC
DANIEL CLING
"Daniel Cling vient de
terminer un documentaire réussi sur la décentralisation
intitulée : Une aventure théâtrale, 30 ans de décentralisation
(1947-1981). Le réalisateur nous entraîne dans un voyage
géographique et historique tissé de rencontres et de souvenirs.
Le film sera projeté au festival d’Avignon le mercredi 12
juillet, à la Nef des images, dans le cadre des journées de la
décentralisation qui fête son 70e anniversaire. Une sortie en
salles est prévue pour l’automne prochain.
Comment a commencé
l’aventure du documentaire sur la décentralisation, dont nous
fêtons le 70e anniversaire cette année ?
L’Union des Artistes me
contacte il y a cinq ans pour faire un film sur la
décentralisation à partir de ceux qui l’ont faite, qui ont
contribué à la faire exister. Ce fut un gros travail de
recherche, d’écriture, d’enquête, de visionnage d’archives… J’ai
ensuite commencé à écrire, processus accéléré en raison des
décès qui survenaient : Gabriel Monnet et André Steiger étaient
morts, Maurice Sarrazin était malade, Françoise Bertin est
décédée peu après…
Le témoignage de
Françoise Bertin est magnifique. En la plaçant en début de
film, tu installes d’emblée une narration tissée par les
rencontres. Cette narration est-elle venue naturellement ?
J’ai rapidement eu
l’intuition que ce devait être un film, non de paroles, mais de
rencontres. Il fallait trouver quelqu’un qui puisse être au
croisement des générations : d’où le choix de Philippe Mercier,
qui a vécu cette histoire depuis Rennes où il a commencé à l’âge
de 17 ans. Il connaissait presque tous ceux que nous avons
rencontrés, si bien que les discussions devenaient parfois des
retrouvailles entre amis. Nous avions vraiment à cœur de
réaliser un film qui parle d’un temps dont personne n’avait
alors mesuré la portée. L’histoire est toujours racontée par les
capitaines ; dans l’aventure de la décentralisation, nous avons
également laissé la parole aux anonymes : Bernard Sobel et
Jean-Pierre Vincent côtoient Aristide Demonico, Françoise
Bertin, Arlette Téphany…
Dans ton film, les
archives sont apportées délicatement, avec parcimonie et
finesse… Comment les as-tu intégrées au montage ?
Le dispositif imaginé à
l’origine est simple : Philippe Mercier se promène dans toute la
France à la rencontre des artistes. À ce premier dispositif
s’ajoute un second, propre au cinéma : le champ-contrechamp,
avec une caméra mobile attentive à la relation entre les
personnes. Dès l’écriture, j’ai mené un travail de recherches
dans les archives, que j’ai affiné et complété après les
rencontres, en fonction des souvenirs énoncés.
Le travail de montage
consiste à faire progresser non seulement le récit, mais encore
le sens. Car l’histoire de la décentralisation est plurielle :
chronologique, historique, politique, artistique… Tous les dix
ans, entre 1947 et 1981, un bouleversement de l’art théâtral
s’opère. Il nous a fallu vingt semaines de montage, ce qui
correspond au temps de montage d’une fiction. Anne-Marie Leduc,
avec qui je travaille depuis près de vingt ans, a fait un
formidable travail ; elle apporte une intelligence et un
savoir-faire dans la capacité narrative de l’histoire.
Dans ton film, tu énonces
deux parties explicites : les pionniers et les héritiers.
Personnellement, j’en verrais trois : il y a tout d’abord le
primat d’une vision philosophique et humaniste, manifeste chez
les pionniers, qui se transforme progressivement en une vision
essentiellement politique, avec l’investissement des banlieues,
avant le surgissement de créateurs omnipotents, qui font
basculer le théâtre dans un monde où la communication et
l’économie occupent la première place.
Je suis d’accord avec toi
pour dire qu’il y a trois parties. En revanche, je ne les
distinguerais pas comme tu le fais. Je pense que la première
partie est effectivement centrée sur les pionniers, ceux qui
sont inspirés par les idéaux de l’entre-deux guerres, de Jacques
Copeau, de l’éducation populaire, de ce qui vient même de plus
loin, de Firmin Gémier… Au lendemain de la guerre, cette
génération veut « balayer », comme le dit Jacques Fornier, le
souvenir de la guerre, les images de la déportation. Ils sont
animés par les valeurs du Conseil National de la Résistance,
pétris à la fois d’éducation populaire et de catholicisme
social. Ils prennent le flambeau de la décentralisation et,
pendant une quinzaine d’années, essaiment sur le territoire,
forment un public, font rayonner le théâtre du cartel, avec
l’appui des pouvoirs publics, grâce surtout à Jeanne Laurent.
Avec l’arrivée d’André
Malraux est lancé un projet très ambitieux sur toute la France :
les Maisons de la culture. Ce projet coïncide, au début des
années 60, avec la décentralisation en banlieues. Malraux
introduit, comme le dit Robert Abirached, l’art dans la culture
: il fait ainsi entrer une dimension métaphysique,
particulièrement manifeste dans son magnifique discours à
Bourges en 1964. Cette deuxième période de la décentralisation
couvre ainsi les années 1959-1968.
Après Mai 68 arrive une
forme d’individualisme, avec le concept du « pouvoir aux
créateurs ». Lorsque Valéry Giscard d’Estaing est élu à la
présidence de la République, il nomme Michel Guy secrétaire
d’État à la culture. Celui-ci se débarrasse progressivement des
troupes et impose que les nouveaux directeurs prennent la tête
d’institutions sans troupe. Les outils de la décentralisation
deviennent alors des outils au service d’un homme et non plus
d’une équipe. Valéry Giscard d’Estaing utilise la culture de
façon assez moderne ; cela fait venir des entreprises, des
cadres… La décentralisation théâtrale a finalement été pionnière
de la décentralisation administrative.
Comment cette
volonté politique de Michel Guy fut-elle reçue par les
artistes ?
Il y a un certain nombre de
metteurs en scène qui étaient prêts à endosser le rôle fixé par
Michel Guy. D’autres se sont en revanche inscrits en faux :
Jean-Pierre Vincent prend la direction de Strasbourg, avec
l’interdiction d’avoir une troupe ; il en installe une dès son
arrivée, en 1974 ! Parce que Jean-Pierre Vincent est convaincu
qu’il n’y a pas d’aventure théâtrale majeure sans l’existence
d’une troupe.
Il y a aujourd’hui
de nouveaux publics que le théâtre ne touche pas, ou très peu.
Je pense par exemple aux classes moyennes inférieures, peu
réceptives à la création contemporaine. Qu’est-ce que la
décentralisation théâtrale peut nous apprendre à ce sujet ?
L’idée première de la
décentralisation, qui est de faire venir au théâtre des gens qui
n’y viennent pas, de leur faire découvrir un répertoire qu’ils
ne connaissent pas, reste d’actualité. Certes, les enjeux
contemporains sont différents de ceux des années 40 à 70. Il est
toutefois essentiel de retrouver cette volonté de faire un
travail de terrain, d’aller conquérir des publics, de leur faire
découvrir des choses exigeantes…
Nombre de théâtres s’y
emploient… sans toujours y parvenir.
La question est : comment
conquiers-tu ton public ? Est-ce que tu le fais de manière
marketing ou humaine ? Dans le film, Hélène Vincent, René Loyon
et Jacques Kraemer le disent très justement : la troupe est ce
qui permet d’aller humainement vers le public. Les comédiens qui
arrivent dans un théâtre, pour un spectacle, n’ont pas de
relation avec le public. Les théâtres engagent donc des
responsables de communication, des chargés de relations avec les
publics, etc. La nature de la relation change nécessairement. Ce
que nous pouvons retenir de ces pionniers et de leurs héritiers
directs, c’est qu’ils ont accompli un travail remarquable à
destination des publics, ce que nous avons un peu perdu de vue
aujourd’hui.
En faisant de ton film une
succession de rencontres, tu joues ainsi avec le sujet même de
ton documentaire, c’est-à-dire avec l’essence de la
décentralisation, qui est la proximité des comédiens avec le
public.
J’ai une sympathie pour les
personnes que je filme. Ce qui m’a frappé dans le cadre de ce
documentaire, c’est que tous les artistes rencontrés ont au cœur
un certain type de relation au public, sauf un Bernard Sobel,
qui ne se fait pas d’illusion sur la capacité de son public de
banlieue à s’intéresser à son travail ; il juge qu’il n’y a pas
de raison d’imposer une culture à une population qui en a une
autre, tout aussi importante. Sauf un Jean-Pierre Vincent, qui
pense qu’on peut convaincre les gens par l’art. Il y a des
discours différents qui émergent, dans les années 60. Mais
l’idéal de la relation au public demeure ; il est la marque de
cette décentralisation.
La question
n’est-elle pas celle de la finalité du théâtre, à savoir :
pour qui travaillons-nous, pour l’art ou pour le public ?
Cette interrogation centrale
occupe toute l’histoire théâtrale depuis soixante-dix ans ; elle
est celle que pose Maurice Sarrazin dans le film. Jean-Pierre
Vincent, lorsqu’il arrive à Strasbourg, réunit l’ensemble du
personnel et leur dit : laissez-nous faire notre travail, et
vous, faites-le vôtre en faisant venir du public. C’est une
façon de concevoir le théâtre qui se respecte.
Mais qui n’est déjà plus en
adéquation avec l’esprit des pionniers…
Cet exemple nous montre à la
fois les limites de cette relation au public, en même temps que
les vertus des nouvelles visions : Jean-Pierre Vincent a
incontestablement fait progresser l’art du théâtre. Ce débat
entre un théâtre pour l’art et un théâtre pour le public est
sain. Il existe encore, mais rarement posé dans les bons termes.
Le film permet de pointer du doigt ce qui s’est fait à une
époque : cette volonté de conquérir le public, volonté qui s’est
progressivement effritée.
Avec l’arrivée de
l’individualisme, d’une sorte de sacralisation du créateur ?
Oui. Il y a des
personnalités qui émergent, à commencer par celle de Patrice
Chéreau qui commence un parcours très individuel. Le concept du
« pouvoir aux créateurs » se généralise à partir de
Villeurbanne, faisant évoluer la décentralisation dans un sens
très différent. Ce concept a vidé les théâtres de ses troupes,
avec l’appui politique de Michel Guy. Comme le dit Christian
Schiaretti dans le documentaire, le pouvoir aux créateurs a
transformé les établissements culturels en lieux de production.
Cette mutation a entraîné la disparition de la vie artistique de
la maison au bénéfice du seul animateur de la maison, qui est un
metteur en scène tout-puissant. Or ces établissements n’ont pas
été créés par des artistes omnipotents, même Villeurbanne :
Roger Planchon ne serait jamais devenu l’artiste que nous
connaissons sans les huit artistes qui ont travaillé
bénévolement pendant quinze ans. Il faut entendre Isabelle
Sadoyan raconter cette aventure dans le film… Roger Planchon
doit son succès au dévouement, au sacrifice d’une troupe tout
entière.
Pourquoi la notion
de transmission est-elle si présente dans ta filmographie ?
J’ai commencé très tôt à
faire des films sur l’histoire, en particulier sur la Seconde
Guerre mondiale et la déportation. Je me suis intéressé à la
transmission de cette histoire au sein des familles et me suis
rendu compte que cet axe est un creuset inépuisable : il est un
moteur du cinéma, dès lors qu’une relation se crée, puisque la
transmission implique une relation entre un don et une
réception. Le cinéma est un outil assez unique pour fabriquer de
la connaissance, de la transmission de savoirs et d’idées. Tu
fabriques du désir, du plaisir et de la connaissance : tel est
pour moi le sens du cinéma.
Ces notions de
désir, de plaisir et de connaissance se retrouvent aussi dans
la fiction. Pourquoi privilégies-tu dès lors le documentaire ?
En tant que fils d’un
rescapé d’Auschwitz, mon histoire personnelle rejoint l’histoire
qui a marqué le siècle dernier. Je fus très tôt baigné dans
cette histoire-là : autant mon père n’a eu de cesse de vouloir
comprendre le nazisme et les raisons pour lesquelles il fut
déporté, autant j’essaie de comprendre mon époque à l’aune
d’événements passés, d’une réflexion plus large sur le monde.
Je veux par exemple savoir
pourquoi, lors de la décentralisation, il existait des troupes
qui eurent un rayonnement public considérable, même avec des
limites évidentes, et pourquoi cela s’est étiolé au fil des
décennies. Ce n’est pas de la nostalgie que de dire qu’il existe
des choses dans l’expérience de la décentralisation menée par
les pionniers qui sont à retrouver pour redonner du sens à notre
société aujourd’hui. Car ce n’est certainement pas la logique
marchande qui redonnera du sens au théâtre et à la
décentralisation ; le sens marchand détruit les sociétés. Robert
Abirached le dit très bien dans le film : le théâtre est
essentiel en ce qu’il t’aide à lire, à comprendre et à
interpréter le monde. Le théâtre comme le cinéma ne sont pas
qu’un divertissement, un produit de consommation, ni même un
vernis culturel."
Propos
recueillis par Pierre Monastier
(Article
paru le 30 juin 2017 in www.profession-spectacle.com)